Canicule en France et des précédents cas vus par Le Monde diplomatique
Canicule
meurtrière : le précédent de Chicago
Les famines coloniales,
génocide oublié
L'exception
hispanique
Canicule
meurtrière : le précédent de Chicago
(18 Août 2003)
C'est à nouveau le discours de la fatalité. A une époque où les fluctuations économiques et monétaires, les choix sociaux même (on vient de le voir avec la « réforme » de la retraite) sont immanquablement assimilés à des phénomènes naturels, voire météorologiques auxquels il faudrait se soumettre, il eût été surprenant que les conséquences meurtrières d'une canicule soient imputées à autre chose qu'à la seule montée des températures et au vieillissement des populations. On a donc entendu, en substance : « En été il fait chaud, c'est la vie. Les vieux, qui sont plus fragiles, meurent davantage, c'est aussi la vie ».
Ce discours a pour lui les apparences de l'évidence. Mais il dévoile une vision darwinienne de la société, l'idée qu'il serait « naturel » que les plus forts survivent aux plus faibles car depuis la nuit des temps... Une telle philosophie, très idéologique alors même qu'elle affirme le contraire, oublie que les températures se prévoient et qu'on peut donc s'en protéger. Ce n'est pas par hasard non plus que les sans domicile fixe meurent plus souvent du froid les nuits d'hiver que les cadres supérieurs. La fragilité est une question d'âge, mais aussi de ressources, d'environnement, d'isolement, de précautions, de connaissances. La canicule vient de frapper plusieurs pays européens à la fois. Toutefois, certains de ces pays - la France et la Belgique en particulier - semblent l'avoir éprouvée plus durement que les autres. La nature ne saurait expliquer cette disparité-là.
La polémique politique qui enfle en France semble suggérer qu'avec plus d'infirmières, une meilleure prise en charge des personnes isolées (quitte, par exemple, à les transférer, à leur demande, dans des lieux publics aérés), le nombre des victimes eût été beaucoup moins important. Le gouvernement français ne peut d'ailleurs pas prétendre que son absence n'a pas eu de conséquences et, simultanément, mettre en scène chaque jour l'importance de son retour de vacances. En se défaussant de son imprévoyance sur la loi des 35 heures, il a cependant dévoilé une fois de plus ses réflexes très réactionnaires. Il y a quelques semaines, M. Jean-Pierre Raffarin claironnait qu'il n'allait remplacer que la moitié des agents de la fonction publique. Aujourd'hui, il impute la pénurie d'effectifs dans les hôpitaux à une politique sociale trop généreuse et, charitablement, octroie une prime aux personnels qui se sont épuisés à la tâche pendant que lui était ailleurs...
S'il est encore trop tôt pour tirer toutes les leçons de cette affaire peu ordinaire, l'analyse publiée il y a six ans par Le Monde diplomatique sur une autre vague de chaleur exceptionnelle suggère quelques pistes. En juillet 1995, la canicule avait frappé Chicago et provoqué plusieurs centaines de victimes. L'autopsie de cette catastrophe est devenue sociologie de la misère urbaine américaine. D'autant plus que, quand la chaleur revint à Chicago quelques semaines après l'hécatombe, les résidents et les autorités publiques étaient, cette fois, prêts à y répondre. Et, « naturellement », on ne dénombra alors que deux victimes. Les conditions météorologiques étaient pourtant presque comparables dans les deux cas. A croire que la « nature » emporte d'abord ceux que la société lui a déjà abandonnés.
SERGE HALIMI.
<Serge.Halimi@Monde-diplomatique.fr>
http://www.monde-diplomatique.fr/dossiers/canicule/
cf. « Le Monde diplomatique »
Juillet 1995, une vague de chaleur tue plus de 500
personnes
par Eric Klinenberg
Les famines coloniales, génocide oublié
[AUX ORIGINES DU TIERS-MONDE)]
Quand un dérèglement climatique ou une
épidémie frappent des millions de personnes, la catastrophe « naturelle »
masque les autres ressorts de la tragédie. Ainsi les grandes sécheresses qui frappèrent
le monde, dans les années 1870, ne sont pas seules comptables de leur coût humain. Les
politiques coloniales menèrent les habitants des tropiques, par dizaines de millions, à
la famine et à la mort. C'est cette histoire enfouie que Mike Davis s'attache à
reconstituer dans un livre dont cet article est extrait.
Par MIKE DAVIS
Historien.
Comme les lecteurs contemporains de Nature et d'autres revues scientifiques pouvaient s'en rendre compte à l'époque, [la grande sécheresse des années 1876 à 1879 a constitué] un désastre aux proportions véritablement planétaires, puisqu'on signalait des cas de sécheresse et de famine à Java, aux Philippines, en Nouvelle-Calédonie, en Corée, au Brésil, en Afrique australe et en Afrique du Nord. Jusqu'alors, personne n'avait soupçonné qu'une perturbation climatique majeure pouvait se produire de façon synchronisée sur toute l'étendue de la zone tropicale des moussons, ainsi que sur la Chine du Nord et le Maghreb.
Certes, on ne pouvait estimer le nombre des victimes que de manière fort approximative, mais il était horriblement clair que le million de morts de la famine irlandaise de 1845-1847 devait être multiplié au moins par dix. D'après les calculs d'un journaliste britannique, même en additionnant toutes les victimes des guerres conventionnelles depuis Austerlitz jusqu'à Antietam et Sedan, on n'atteignait probablement pas le niveau de mortalité de l'Inde du Sud pendant cette crise (1). Seule la révolution des Taïping (1851-1864), à savoir la guerre civile la plus sanglante de l'histoire de l'humanité, avec ses vingt à trente millions de morts supposés, pouvait revendiquer un nombre aussi grand de victimes (2).
Mais la grande sécheresse des années 1876-1879 ne fut que la première des trois crises de subsistance qui, à l'échelle planétaire, marquèrent la seconde moitié du règne de Victoria. Entre 1889 et 1891, de nouvelles sécheresses répandirent la famine en Inde, en Corée, au Brésil et en Russie, même si c'est en Ethiopie et au Soudan que la crise fut la plus grave, avec la mort de peut-être un tiers de la population. Puis, entre 1896 et 1902, la mousson fit à nouveau défaut à plusieurs reprises dans toute la zone tropicale et en Chine du Nord. Des épidémies dévastatrices de paludisme, de peste bubonique, de dysenterie, de variole et de choléra firent des millions de victimes parmi les habitants de ces régions affaiblis par la famine.
Avec une rapacité sans égale, les empires européens, imités en cela par le Japon et les Etats-Unis, saisirent l'occasion pour se tailler de nouvelles colonies, exproprier des terres communales et accaparer de nouvelles ressources minières et agricoles. Ce qui, du point de vue des métropoles, pouvait passer pour l'ultime éclat crépusculaire d'un siècle de gloire impériale se présentait aux yeux des masses africaines ou asiatiques sous la lumière sinistre d'un immense bûcher funéraire.
Le nombre total des victimes de ces trois vagues de sécheresse, de famine et d'épidémies n'est vraisemblablement pas inférieur à trente millions. (...) Mais, si les taudis ouvriers décrits par Dickens sont restés imprimés dans la mémoire historique, les enfants affamés de 1876 et de 1899 ont disparu de la scène. Presque sans exception, les historiens modernes qui écrivent sur le XIXe siècle dans le monde d'un point de vue euro-américain ignorent les sécheresses exceptionnelles et les grandes famines qui ont alors frappé ce que nous appelons aujourd'hui le « tiers-monde ». (...)
[Or], non seulement des dizaines de millions de paysans pauvres sont morts de façon atroce, mais ils sont morts dans des conditions et pour des raisons qui contredisent largement l'interprétation conventionnelle de l'histoire économique de ce siècle. Ainsi, par exemple, comment expliquer le fait qu'au cours du même demi-siècle qui a vu la famine en temps de paix disparaître d'Europe occidentale, elle se soit propagée de façon aussi dévastatrice à travers le monde colonial tout entier ? De même, comment considérer les déclarations autosatisfaites sur les effets bénéfiques et salvateurs des chemins de fer et des marchés céréaliers modernes quand on sait que des millions de gens, en particulier dans l'Inde britannique, ont rendu leur dernier soupir le long des voies ferrées et aux portes des entrepôts de céréales ? Et, dans le cas de la Chine, comment expliquer le déclin impressionnant de la capacité d'intervention de l'Etat en faveur des populations, notamment en matière de prévention des famines, qui semble être étroitement associé à l'« ouverture » forcée de l'empire à la modernité imposée par les Britanniques et les autres puissances coloniales ?
En d'autres termes, il ne s'agit pas de « terres de famine » échouées dans les eaux stagnantes de l'histoire mondiale, mais du sort de l'humanité tropicale au moment précis (1870-1914) où sa force de travail et ses ressources sont absorbées par la dynamique d'une économie-monde centrée sur Londres (3). Ces millions de morts n'étaient pas étrangers au « système du monde moderne », mais se trouvaient en plein processus d'incorporation à ses structures économiques et politiques. Leur fin tragique a eu lieu en plein âge d'or du capitalisme libéral ; en fait, on peut même dire de nombre d'entre eux qu'ils furent les victimes mortelles de l'application littéralement théologique des principes sacrés d'Adam Smith, de Jeremy Bentham et de John Stuart Mill. Et pourtant, le seul historien économique du XXe siècle qui semble avoir bien saisi que les grandes famines victoriennes (au moins dans le cas de l'Inde) étaient des chapitres incontournables de l'histoire de la modernité capitaliste fut Karl Polanyi, dans son ouvrage de 1944, La Grande Transformation. « La source réelle des famines des cinquante dernières années, écrivait-il, est le marché libre des céréales, combiné à un manque local de revenus. » (...)
« La mort de millions de gens » était en définitive un choix politique : l'avènement de telles hécatombes exigeait (pour reprendre la formule sarcastique de Brecht) « une manière brillante d'organiser la famine (4) ». Les victimes devaient être déjà complètement vaincues longtemps avant leur lente déchéance et leur retour à la poussière. (...)
Bien que les mauvaises récoltes et la pénurie d'eau aient atteint des proportions dramatiques - parfois jamais vues depuis des siècles -, presque toujours, les réserves de céréales disponibles dans d'autres régions des pays concernés auraient permis de sauver les victimes de ces sécheresses. Jamais il ne fut question d'une pénurie absolue, sauf peut-être en Ethiopie, en 1899. Deux facteurs décidaient en fait de la survie ou de la mort certaine des populations sinistrées : d'une part, les tout nouveaux marchés des matières premières et les spéculations sur les prix qu'ils encourageaient, de l'autre, la volonté des Etats, plus ou moins influencée par la protestation des masses. La capacité de compenser les mauvaises récoltes et la façon dont les politiques de lutte contre la famine reflétaient les ressources disponibles étaient très variables selon les cas.
A un extrême, nous avons l'Inde britannique gouvernée par des vice-rois tels que Lytton, le second Elgin et Curzon, où le dogme libre-échangiste et le froid calcul égoïste de l'Empire justifiaient l'exportation d'énormes quantités de céréales vers l'Angleterre au beau milieu de la plus horrible hécatombe. A l'autre extrême, nous avons l'exemple tragique de l'empereur Ménélik II, qui lutta héroïquement, mais avec trop peu de ressources, pour sauver le peuple éthiopien d'une conjonction véritablement biblique de catastrophes naturelles et sociales.
Si l'on adopte un point de vue légèrement différent, on peut dire que les [morts de ces famines] ont été broyés par trois des engrenages les plus implacables de l'histoire moderne. En premier lieu, ils furent victimes de la coïncidence fatale et sans précédent entre une série de bouleversements du système climatique planétaire et les mécanismes de l'économie-monde de l'ère victorienne. Jusqu'aux années 1870, en l'absence d'un réseau international de surveillance météorologique, aussi rudimentaire soit-il, les milieux scientifiques n'étaient guère conscients qu'une sécheresse de proportions planétaires était possible ; pareillement, jusqu'à l'aube de cette même décennie, les campagnes de l'Asie n'étaient pas encore suffisamment intégrées à l'économie mondiale pour pouvoir projeter ou recevoir des ondes de chocs susceptibles de parcourir la moitié du globe.
Mais les années 1870 offrirent de nombreux exemples du nouveau cercle vicieux (...) qui liait le climat et les mouvements des prix par l'intermédiaire du marché mondial des céréales. Tout d'un coup, le prix du blé à Liverpool et les aléas de la mousson à Madras devenaient au même titre les variables d'une gigantesque équation mettant en jeu la survie de grandes masses d'humanité.
La plupart des paysans indiens, brésiliens et marocains qui succombèrent à la famine entre 1877 et 1878 étaient d'autant plus vulnérables à ce fléau qu'ils avaient été précédemment réduits à la misère et affaiblis par la crise économique mondiale (la « grande dépression » du XIXe siècle) commencée en 1873. De même, les déficits commerciaux croissants de la Chine des Qing - largement stimulés à l'origine par les manigances des narcotraficants britanniques - accélérèrent le déclin des greniers de l'Empire, qui constituaient en temps normal la première ligne de défense du pays contre la sécheresse et les inondations. Inversement, les vagues de sécheresse qui frappèrent le Nordeste brésilien en 1889 et 1891 mirent à genoux les populations rurales de l'arrière-pays et les fragilisèrent d'autant plus face aux effets des crises politiques et économiques de la nouvelle République.
(...) Le troisième engrenage de cette mécanique historique catastrophique, c'est l'impérialisme moderne. Comme l'a brillamment démontré Jill Dias dans le cas de la domination portugaise en Angola au XIXe siècle, le rythme de l'expansion coloniale répondait avec une étrange régularité à celui des catastrophes naturelles et des épidémies (5). Chaque grande vague de sécheresse donnait le feu vert à une nouvelle avancée impérialiste. Ainsi, la sécheresse de 1877 en Afrique du Sud permit à Carnarvon de saper l'indépendance du royaume zoulou, tandis que l'Italien Crispi profita de la famine éthiopienne de 1889-1891 pour promouvoir son rêve d'un nouvel empire romain dans la Corne de l'Afrique.
L'Allemagne de Guillaume II sut aussi exploiter les inondations et la sécheresse qui dévastèrent la province de Shandong (Shantoung) à la fin des années 1890 pour étendre agressivement sa sphère d'influence en Chine du Nord, alors même que les Etats-Unis se servaient de la famine induite par la sécheresse et de la maladie comme autant d'armes pour mieux écraser la résistance de la République philippine d'Aguinaldo.
Mais les populations rurales d'Asie, d'Afrique et d'Amérique du Sud ne se plièrent pas avec docilité au nouvel ordre impérial. Les famines sont de véritables guerres pour le droit à l'existence. S'il est vrai que, dans les années 1870, les mouvements de résistance aux famines se limitèrent essentiellement (sauf en Afrique du Sud) à des émeutes locales, on peut sans doute y voir en grande partie l'effet du souvenir encore récent de la terreur d'Etat appliquée contre la révolte des Cipayes en Inde et la révolution des Taïping en Chine.
Mais les années 1890 nous offrent un tout autre scénario, et les historiens contemporains ont clairement établi le rôle important joué par la famine et la sécheresse dans la révolte des Boxers, le mouvement Tonghak en Corée, l'émergence du nationalisme extrémiste en Inde et la guerre de Canudos au Brésil, ainsi que d'innombrables révoltes en Afrique australe et orientale. Les mouvements millénaristes qui firent rage dans le futur « tiers-monde » à la fin du XIXe siècle doivent une bonne part de leur violence eschatologique à l'acuité de ces crises écologiques de subsistance.
(...) Ce que nous appelons aujourd'hui le « tiers-monde » - un terme forgé pendant la guerre froide (6) - est le résultat d'inégalités de revenu et de ressources - le fameux « fossé du développement » - qui ont pris forme de façon décisive pendant le dernier quart du XIXe siècle, au moment où les vastes populations paysannes du monde non européen se sont intégrées à l'économie mondiale. Comme d'autres historiens l'ont récemment souligné, s'il est vrai qu'à l'époque de la prise de la Bastille les principales formations sociales de la planète connaissaient en leur sein une forte différenciation verticale entre les classes, celle-ci ne se reproduisait pas sous la forme d'un écart abyssale de revenus entre ces diverses sociétés. La différence de niveau de vie entre, par exemple, un sans-culotte français et un paysan du Deccan était relativement négligeable par rapport à celle qui séparait chacun d'entre eux de sa classe dirigeante respective (7). En revanche, à la fin du règne de Victoria, l'inégalité entre les nations était désormais aussi profonde que l'inégalité entre les classes. L'humanité était irrévocablement divisée en deux.MIKE DAVIS.
(1) William Digby, « Prosperous »
British India : A Revelation from Official Records, Londres, 1901, p. 118.
(2) NDLR : emmenée par Hung Hsiu-Ch'uan,
cette révolte populaire et messianique contre la dynastie mandchoue conquit de larges
territoires au sud et au centre de la Chine, et prit Nankin pour capitale - avant d'être
écrasée.
(3) W. Arthur Lewis, Growth and
Fluctuations, 1870-1913, Londres, 1978, pp. 29, 187 et 215 en particulier.
(4) Bertolt Brecht, Poems
1913-1956, Londres, 1976, p. 204.
(5) Jill Dias, « Famine and Disease in the
History of Angola, c. 1830-1930 » Journal of African History,
22, 1981.
(6) Alfred Sauvy, « Trois mondes, une
planète », L'Observateur, Paris, no 118, 14 août 1952, p. 5.
(7) Cf. Kenneth Pomeranz, The Great Divergence : China, Europe, and the Making of the Modern
World Economy, Princeton, N. J., 2000.
http://www.monde-diplomatique.fr/2003/04/DAVIS/10083
L'exception hispanique
Par ERIC KLINENBERG
Professeur à la New York University. Auteur de Heat Wave : A Social
Autopsy of Disaster in Chicago, University of Chicago Press, 2002.
LES réseaux sociaux urbains (famille et vie de quartier) ont longtemps créé des liens qui, en temps de crise, assuraient le bien-être ou la survie des membres de la communauté. C'est la force de ces réseaux qui a permis aux Hispaniques, malgré une position sociale fragile, de résister à la vague de chaleur mieux que n'importe quel groupe ethnique de la ville.
Souvent, les membres d'une même famille hispanique et leurs proches vivent à proximité. Plus soudés, ils ont donc pu prendre soin les uns des autres pendant la vague de chaleur. Les relations entre générations, et en particulier l'intégration des aînés au sein des foyers, a permis aux plus jeunes de prendre en charge les plus âgés. Par ailleurs, les conditions du marché du travail de Chicago et l'étendue des « grappes de familles » assurent que quelques membres du clan seront toujours en mesure de subvenir aux besoins financiers des plus démunis.
Au demeurant, les Hispaniques, même pauvres, ne vivent pas dans les zones les plus dégradées de la ville. Leurs quartiers sont en général marqués par une vitalité commerciale et associative qui fait souvent défaut dans les ghettos afro-américains. Si douze des treize quartiers les plus démunis de Chicago sont à 90 % noirs (le treizième l'est à plus de 70 %), aucun n'est majoritairement hispanique. Alors que les quartiers noirs souffrent d'une ségrégation économique et raciale très marquée, les quartiers hispaniques sont beaucoup mieux intégrés. Cette intégration facilite l'organisation des coalitions politiques qui luttent pour l'amélioration des conditions de vie et s'assurent du concours des autorités.
Le Local Community Fact Book, un ouvrage de référence sur les quartiers de la ville, décrit d'ailleurs ainsi deux communautés limitrophes, l'une noire - North Lawndale -, l'autre hispanique - South Lawndale -, toutes deux très pauvres (1) : « La 26e Rue, la plus commerçante de South Lawndale, exhibe ses nombreuses enseignes publicitaires, toutes en espagnol. Il y a beaucoup de lieux de restauration mexicains, du boui-boui au restaurant le plus chic. La plupart des rez-de-chaussée d'immeubles d'habitation sont occupés par des commerces. On trouve également dans cette rue le centre médical Zatecas, des boulangeries, les indispensables laveries automatiques, des bureaux de change, des banques, des magasins d'habillement, des bijouteries et des agences de voyages. Plus au nord, dans Cermark Road, il y a encore davantage de restaurants, ainsi qu'un petit centre commercial. Au sud de la 31e Rue, le quartier est surtout manufacturier. »
Quelques mètres plus loin, le décor change du tout au tout : « Dans ses beaux jours, l'économie de North Lawndale reposait sur deux énormes usines - la fameuse centrale électrique de Hawthorne, avec 43 000 employés, et l'usine d'Harvester, qui embauchait 14 000 autres personnes - ainsi que le siège mondial de Sears, Roebuck amp ; Company, qui procurait 10 000 emplois supplémentaires. Mais la situation s'est rapidement dégradée : Harvester a fermé ses portes à la fin des années 60 et l'usine est à l'abandon. Sears a déménagé dans le centre-ville en 1973, ne laissant derrière elle qu'un centre de distribution de catalogue de 3 000 employés, qui a déménagé en 1995. La centrale de Hawthorne se mit à tourner de moins en moins vite pour fermer définitivement en 1984. Les gros complexes ont quitté le quartier, vite suivis des petits magasins, banques et des innombrables autres commerces qui vivaient grâce aux revenus des employés des grosses entreprises. Entre 1960 et 1970, on estime à 75 % la perte des activités commerciales du quartier. Aujourd'hui, North Lawndale compte 50 comptoirs qui encaissent les chèques (2) , 99 bars et magasins de spiritueux, mais seulement une banque et un supermarché pour 50 000 habitants (3) . »
Ce récit condensé du déclin de North Lawndale a trouvé sa traduction dramatique pendant la vague de chaleur. Et il illustre la relation étroite qui s'établit entre programmes publics, vitalité économique et organisation du quartier.
ERIC KLINENBERG.
(1)
A North Lawndale, 96 % des habitants sont noirs ; à South Lawndale, 85 %
des résidents sont hispaniques. Pendant la canicule, le taux de mortalité de North
Lawndale (40 pour 100 000) fut l'un des plus élevés de la ville ; celui de
South Lawndale (3 pour 100 000) fut l'un des plus bas.
(2) C'est là que se rendent les
bénéficiaires d'une aide sociale trop pauvres pour disposer d'un compte bancaire (en
général payant aux Etats-Unis). Ils touchent leurs chèques moyennant le paiement d'une
petite commission.
(3) Loïc Wacquant, « The New Urban
Color Life » in Craig Calhoun (ed.), Social
Theory and the Politics of Identity, Basil Blackwell, Oxford, 1994.
LE MONDE DIPLOMATIQUE
| AOÛT 1997 | Page 7
http://www.monde-diplomatique.fr/1997/08/KLINENBERG/9004